Août 73
Je débouche sur la place du marché d'Arequipa
devant la cathédrale , j'ai quitté l'hôtel depuis une demi-heure ,
après avoir déambulé le nez au vent dans un lacis de ruelles désertes
baignées de la lumière glacée d'un soleil polaire sous un ciel bleu profond
sans le moindre nuage comme on peut le voir en haute montagne ,
.... c'est le matin , les couleurs me sautent au visage , le spectacle est grandiose ,
j'enlève le cache de l'objectif de mon appareil ....
partout un débordement multicolore incroyable , fruits , légumes , laines ,
objets de toutes sortes au milieu d'une foule de ponchos bariolés
de feutres de gala , de rubans scintillants , pas de couleur pastel , pas de demi-teinte , une symphonie de tons crus , agressifs , électriques ,
des visages mongoloïdes taillés dans la brique , un festin pour l'œil ,
un délire chromatique , du bleu , du rouge , du vert , du jaune , je suis ébloui ,
sans plus attendre je me rive au viseur et mitraille .
Tout à mon affaire je ne prend pas garde aux cris ou invectives
que je traîne dans mon sillage , ma présence ne passe apparemment pas inaperçue ,
des femmes se cachent derrière leur chapeau , leur marchandise
ou leurs mains plaquées sur le visage , visiblement je dérange
mais continue néanmoins jusqu'à ce que les premières pierres commencent à voler , alors seulement , je prend brutalement conscience du danger ,
des projectiles divers s'abattent à mes pieds ,
à quelques mètres devant moi une vieille femme en furie ameute la population ,
bientôt je vois converger dans ma direction une foule en colère ,
sans demander mon reste ni chercher à comprendre je décide de battre en retraite ,
je fend la populace hostile sous une bordée d'injures une cohorte d'excités
accrochée à mes basques , je cherche désespérément une planche de salut ,
sans réfléchir je me met à courir vers la cathédrale ,
j'arrive sous le porche et m'engouffre à l'intérieur par une petite porte latérale miraculeusement non verrouillée ,
le souffle court je me dissimule derrière une colonne
priant le ciel que mes poursuivants auront suffisamment de religion
pour respecter la quiétude de mon refuge .
Dieu merci la vindicte populaire s'est arrêtée à la porte ,
même si je suis momentanément en sécurité je ne me sens pas le courage
de la franchir dans l'autre sens... ..
Rassuré quand à mon futur immédiat je promène un regard circulaire sur les lieux ,
je n'en croit pas mes yeux , j'en oublie ma peur et me pince pour savoir
si je ne rêve pas , je suis dans la caverne d'Ali Baba ,
au centre d'une débauche d'or et de pierreries , un décor d'opérette
surchargé de dévotion naïve , kitschissime , incroyable ,
au-dessus de ma tête je croise le regard d'un Christ en croix plus vrai que nature , hyperréaliste , plus impressionnant qu'un personnage en cire du musée Grévin ,
pâle et couvert de sang .....
sur son visage déchiré par les épines de sa couronne ,
le long de ses jambes échappé d'une blessure béante à son côté ,
sur ses poignets et ses pieds percés d'énormes clous ,
il paraît réel , la stupeur me laisse bouche bée ,
quelqu'un me touche le bras , je sursaute ,
près de moi se tient un vieux prêtre que je n'ai pas entendu approcher .
Il parle un peu français .....
je comprend qu'attiré par le brouhaha inhabituel aux portes de son église
il est venu aux nouvelles pour me retrouver planté là comme une énième statue ,
il m'explique que les vieilles croyances sont toujours vivaces dans l'esprit autochtone , prendre leur image c'est voler leur âme et interdire toute chance de vie dans l'au-delà , on ne photographie pas un descendant des Incas ....
j'ai sans le savoir transgressé un terrible tabou ,
j'ai beaucoup de chance de m'en être tiré à si bon compte ,
il me conseille néanmoins de ne pas trop tirer sur la corde ,
de cacher mon appareil et de disparaître discrètement .
J'obtempère illico et le suit jusqu'au chœur de la nef d'où il me fait sortir
par un petit portail après s'être assuré que la voie était libre ....
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