Monsieur Ferrieux
passe la porte que maman lui ouvre toute grande ,
gras et transpirant les trois étages péniblement gravis ,
un lourd carton de provisions serré sur sa bedaine
dissimulant aux trois quarts sa bonne bouille rubiconde .
Soufflant à rendre l'âme ,
il laisse tomber son fardeau sur la toile cirée de la table
préalablement débarrassée de tout obstacle ,
avant de s'écrouler de tout son poids
sur la chaise que maman lui glisse prestement sous son énorme postérieur .
Dans un râle d'agonisant ,
il sort un large mouchoir à carreaux d'une poche de sa blouse grise
et entreprend de s'éponger à deux mains ,
incapable d'articuler autre chose qu'un chuintement de locomotive à vapeur en fin de course. .
Peu à peu , il reprend vie ,
son souffle un semblant de régularité ,
il replie soigneusement son carré d'étoffe douteux ,
promène à la ronde un regard bovin et dans un grand sourire bonhomme il parle enfin :
C'est toujours aussi haut chez vous ma p'tite dame !
Cà va ti comme vous voulez d'puis la dernière fois ???.
Monsieur Ferrieux c'est l'épicier de la rue de l'Union ,
il nous livre tous les samedis , à bord de sa fourgonnette Citroën , le ravitaillement de la semaine ,
suivant une liste que maman lui a préparée en détail au préalable.. .
Sans plus attendre , nous nous jetons tels des morts-de-faim sur la précieuse cargaison
sous l'œil débonnaire du gros homme et la molle sévérité des protestations maternelles .
Une à une nous sortons les victuailles multicolores
à la recherche d'improbables friandises peut-être ,
mais plus sûrement en quête de ce que nous attendons huit jours durant , les cadeaux-réclames ,
aujourd'hui on dirait les objets de promotion publicitaire ....
images d'Epinal désuètes du chocolat Poulain ou autre ,
illustrant les chansonnettes à la mode ,
ou soldats de l'armée Napoléonienne en grand uniforme ,
que nous collectionnons soigneusement ,
collées à leur place dans leurs albums respectifs à l'effigie des grandes marques généreuses ....
cahiers , protège-cahiers Amora ( la grande moutarde )
avec tables des multiplications et divisions au verso ,
gommes , buvards , crayons et taille-crayons au moment de la rentrée des classes ....
billes , figurines de plastique , petites voitures , visières ou autres toute l'année .
Trésors que l'on se dispute , que l'on se chipe , que l'on se cache ,
que l'on s'échange avec des mines de conspirateurs dans la cour de récré .
Fébrilement , nous déchirons les papiers argentés des tablettes de chocolat ,
ouvrons les boites de Guigoz ou de Banania ,
plongeons les mains dans la lessive en poudre , ivres de joie à chaque découverte ,
divines surprises ponctuées de rires de pleurs et de cris ....
fabuleux moments de bonheur
qui cinquante ans plus tard
me font souvenir avec tendresse de Monsieur Ferrieux ....